Lyra griffonnait ses dernières idées sur une feuille de brouillon, avec un stylo bille, ne prêtant qu'une attention très relative au prof qui continuait sans cesse son monologue. La classe, pour une fois, était complètement silencieuse, et Lyra pouvait ainsi s'adonner à d'autres activités que celles de son petit quotidien américain : métro, boulot, métro, dodo et aventures nocturnes. C'était un des cours que Lyra n'écoutait presque jamais. Les sujets ne l'intéressaient pas, et de toutes façons ses parents se fichaient bien de ses notes dans cette matière en particulier, alors pourquoi continuer à suivre les cours ? Pour les partiels, elle n'avait qu'à emprunter les notes d'Alex pour une soirée, et avec sa mémoire d'élephant, il lui suffisait de les lire une fois avec toute son attention afin de les retenir pour les réciter par coeur le lendemain.
Pour une fois, Lyra était contente d'elle : elle était inspirée, mais vraiment inspirée, et les mots venaient se coucher sur sa feuille de brouillon sans qu'elle n'ait besoin de réfléchir. Elle aimait ces moments, où elle se sentait en parfaite harmonie avec elle-même, son imagination, complètement coupée du monde extérieur. Dans ces moments-là, rien ne pouvait la déranger, la faire revivre.
Rien, sauf peut-être la sonnerie retentissante qui signalait la fin des cours.
Subitement, le prof resta la bouche ouverte, stoppé dans son élan au beau milieu d'un mot, rendu inaudible par les raclements des quarante chaises de la salle. Les élèves revenaient brusquement à la vie : soulagés de ne plus avoir à se retenir pour adresser un mot à n'importe-qui, ils lâchaient tout le lest qu'ils avaient en stock en parlant plus fort les uns que les autres afin d'essayer de se faire entendre.
Lyra rangea en un temps record ses affaires dans son sac à dos, gardant sa précieuse feuille de papier à la main. Elle laissait le sac glisser dans son dos, soutenu uniquement par la bretelle droite qui pendait de l'épaule de Lyra.
Les parents de la jeune femme auraient sûrement hurlé au scandale devant l'attitude détendue de leur fille unique, mais c'était là l'un des principaux avantages de l'internat : elle n'avait pas en permanence ces deux riches d'anglais qui servaient de géniteurs à Lyra derrière son dos pour lui dire ce qu'elle devait faire ou non.
La voyageuse sortit de la salle d'un pas pressé sans accorder un regard au professeur, et se dirigea vers la salle de cours qui retenait Alex prisonnier. Ils n'avaient pas les mêmes options et devaient donc se séparer pendant de nombreuses heures, mais d'habitude ils passaient le plus clair de leur temps ensemble.
Slalomant entre les trop nombreux élèves qui marchaient autour d'elle dans le couloir, Lyra accéléra quand elle s'approcha enfin de la salle d'Alex, et esquissa un sourire en repérant la silhouette de son ami.
Elle courut vers lui et se laissa tomber sur le banc sur lequel il était déjà assis, avant de lui embrasser les deux joues pour le saluer.

- Hé, Al. Ca va ?

Lyra soupira en repérant son regard étrange.

- Dis... Tu es bizarre depuis quelques jours. Qu'est-ce que tu as ?

«Oh, je repense souvent à mon coma et je me dis que je suis chanceux de m'en être aussi bien sorti !»

Lyra fronça les sourcils à la réponse évasive de son ami. D'habitude, il n'était pas aussi taciturne, pas si distant envers elle. D'habitude ils se disaient tout et n'importe-quoi. Surtout n'importe-quoi, d'ailleurs, mais c'est à ça que servent les amis non ?
Elle se permit de réfléchir un instant, parcourant rapidement les phrases écrites au tableau, posant son regard sur la feuille d'Alex en se félicitant d'avoir trouvé un garçon qui écrivait bien, et pas en pattes de mouches incessantes. Mais aujourd'hui son écriture était vacillante. Les mains d'Alex tremblaient, quelques fois il quittait les lignes de la feuille sans s'en rendre compte.

«Alex, je sais qu'il y a autre chose. On ne me cache rien, je devine tout. Raconte, s'il te plaît...»

Elle inspira profondément, se doutant bien qu'il se passait quelque chose la nuit. Ce n'était pas difficile de le deviner, son ami avait d'énormes cernes violets sous les yeux.  

«Tu ne dors pas assez, analysa-t-elle en prenant un ton maternel. Et ne me regarde pas comme ça, tu as des cernes, c'est normal que je le pense. Alors ?»

Elle repensa au dernier voyage astral qu'elle avait fait, l'avant-veille. Elle s'était aventurée plus loin que d'habitude, et, sans le vouloir, avait failli ne pas pouvoir retrouver son corps. Résultat, elle n'avait pas entendu son réveil et était allée en cours avec trois bonnes heures de retard.
Lyra se tordit les mains : elle avait besoin de s'occuper les doigts, tout le temps une envie irrépressible de s'asseoir devant un piano la rongeait et elle n'avait qu'une solution : envoyer des sms ou passer son temps à écrire des pages et des pages. En fait, toutes les occupations étaient utiles, pourvu qu'elles fassent bouger les mains de Lyra.
Elle soupira et regarda de nouveau Alex, anxieuse, attendant une réaction de sa part.

«J'ai ... des difficultés à m'endormir oui. C'est ... qu'il m'arrive des choses quand je dors. Un peu comme des cauchemars. Tu connais les voyages astraux ? Et bien dans mes cauchemars c'est ce que je fais. Mais ... ce ne sont que des cauchemars.»

Les yeux de Lyra pétillèrent.
Finalement, elle était tout sauf sûre qu'Alex aie eu le cran de lui répondre mais c'est ce qu'il venait de faire. Elle lui adressa un sourire bienveillant, le couvant du regard comme une mère poule surveillant ses poussins. Somme toute, elle ignorait totalement pourquoi elle agissait ainsi.

Lyra se surprit à détailler des parties du visage de son ami qu'elle n'aurait jamais osé dévisager auparavant. D'où lui venait donc cette nouvelle audace ? Elle n'en savait fichtrement rien mais en tout cas, cela l'empêchait de chercher des mots pour répondre à l'aveu d'Alex...

La jeune fille inspira profondément en réflechissant à toute allure. Elle ne pouvait vraiment pas lui dire : «Eh, tu sais quoi ? Moi aussi j'en fais depuis que j'ai cinq ans, des voyages astraux ! Contente de voir que je ne suis pas totalement folle !»
Lyra enroula une de ses mèches brunes autour de son doigt, un tic qui la prenait souvent lorsqu'elle hésitait, qu'elle était gênée... Enfin dans toutes les situations possibles et imaginables dans ce monde de dingues.

- Tu n'es pas dingue, Al, murmura Lyra en plantant ses yeux dans ceux d'Alex.

Elle esquissa un rictus gêné, et essaya de se calmer.

- C'est des cauchemars où tu vois ton corps sur ton lit, non ? Des cauchemars où tu as l'apparence d'une sorte de fantôme et où tu marche dans ta maison déserte ?

Je soupire et je l'écoute. Que dire ? Je ne peux pas tout lui balancer tout de suite, non ? 

Je continue à le fixer sans rien dire, jusqu'à ce que le silence s'éternise. Je suis bien, ici. Pas envie que les cauchemars s'incrustent dans la salle. La sonnerie retentit mais comme c'est la dernière heure de cours, je m'en fiche et ne donne aucun signe qui prouverait que j'ai entendu le gong. Il aurait pu être un gong salvateur si seulement on avait encore cours. Mais maintenant, alors que je me sens de plus en plus mal à l'aise, que j'ai envie d'esquiver le sujet, comme ça, comme on chasse un moustique, je ne peux plus bouger. J'ai même l'impression d'avoir les fesses collées sur la chaise. J'ai les jambes ankylosées, les mains moites. Si seulement on pouvait repartir au dortoir. Mais non, on a encore le dîner au réfectoire. Et l'heure de temps libre avant l'extinction des feux. Heureusement que les dortoirs ne sont pas mixtes. Ou je sens que j'aurais été incapable de m'endormir. De toute façons, je sens que je vais encore passer une nuit blanche. Génial.

«Ou-oui c'est ... ça ... j'ai souvent ces cauchemars ces derniers temps ! Et ... puis ça semble si réel que je jurerais que ça m'arrive pour vrai ...»

On attend. Que l'un d'entre nous dise quelque chose, que quelqu'un entre dans la salle pour nous jeter dehors. Je ne veux pas continuer, je sais pas comment lui dire que j'en fais aussi, que c'est réel. Si seulement 'Lyssa ou Barn' étaient là pour m'aider, ou même Neville, ou quelqu'un, je m'en fiche, tant qu'il a la connaissance de l'autre monde. Plus de connaissance des spires que moi en tout cas. J'ai beau pouvoir y aller sur commande et me débrouiller toujours pour rentrer, je ne sais pas comment le décrire. Il est impossible de trouver des mots pour le néant. Je fouille dans mon sac pour trouver quelque chose à serrer au creux de mes mains. Ca fait longtemps que je me doutais qu'Alex en faisait aussi, des rêves. Et voilà le moment que j'appréhende depuis des mois, celui de l'aveu, où je suis censée lui dire qu'un autre monde existe. Comme dans les dessins animés.

«C'est réel, dis-je. Désolée de casser le mythe des cauchemars trop bizarres. Et bienvenue en enfer...»


J'essaie de prendre un ton plaisantin, pour que ça n'ait pas l'air si grave que ça, mais c'est dur de contrôler tout.

You're a wizard, Harry.
C'est la deuxième fois en trois mois que je suis plongée dans une scène similaire. Ô joie. Si j'étais à Oxford en ce moment même, je pourrais croire que je serais deve.... Ah, stop ! Je serre discrètement les poings sous la table, priant pour qu'Alex ne le remarque pas. Faites qu'il ne le voie pas. Pitié. Faites qu'il ne le voie pas.

Je répète cette phrase dans ma tête. Formule magique salvatrice qui pourrait m'ôter bien des épines du pied.

Parce que ça fait un moment qu'Alex hante mes rêves.
Quand j'en ai parlé à Alyssa, qui est redevenue ma principale confidente, elle a éclaté de rire avant de me prendre dans ses bras. Je me souviens encore de sa réaction : «Ah, enfin ! Il était temps que tu t'en rende enfin compte !»

Je détourne le regard.
Compte de quoi ? Je deviens butée en ce moment. Dès que le sujet 'Alex' est abordé. Je ne peux plus réfléchir, aligner une ou deux pensées cohérentes. Mais je dois me contrôler, maintenant. Comment avait fait Barn' pour me parler de l'autre monde, au juste ?
Progressivement, doucement, puis une brusque entrée en matière. Après, des questions en guise de réponses à mes propres questions.

Je réfléchis à toute allure.
Les méandres de ma conscience s'agitent elles aussi, fébriles. Alex me regarde. Me dévore du regard. Et un détail me dérange.

«En fait ... je ... je crois que ça m'arrive pour vrai. Tu dois penser que je suis fou, mais je pourrais jurer que ça m'arrive réellement !
- Alex... depuis quand est-ce que tu bégaie en ma présence ?» je demande d'une voix prudente.

Question étrange, n'est-ce pas ? Ou est-ce juste le sujet qui le fait autant trembler ? Où est passée son audace qui m'avait tant fait rêver ?

... Je déteste toutes ces questions sans réponse.
Sans aucune explication rationnelle. J'en ai marre de ne plus rien comprendre.
Les yeux d'Alex ne m'ont pas quittée. J'aime bien sentir la chaleur de son regard sur ma peau. Ca fait du bien. Me réconforte.

Sa cuisse frôle la mienne. Je frissonne. Coïncidence ? Un regard vers lui, il est rouge.

Adorable.
Encore une fois, je vais récolter une nuit blanche et recouvrir les lignes de mes cahiers avec mon encre violette. Et j'en remercie mon ami. Silencieusement, j'aime bien le silence. Mon avis sur cette chose change tout le temps en ce moment.
Mais finalement, je crois que j'aime le silence. Et être avec Alex.

Je dois avoir les yeux brillants.
Comme ceux d'une fillette qui vient de découvrir le tas de cadeaux de Noël sous le sapin. Je me sens bien, ici. Dans une autre dimension. Un endroit où il existe juste Alex et moi. Rien que nous deux. Ca fait du bien.

L'heure de cours s'écoule.
Je crois que justement, on est censés ne pas avoir cours à cette heure là. On va louper un bus.

Je m'en fiche.

Je pourrais bien avoir trois heures de retard sur mon programme (inexistant) si jamais je pouvais rester plus longtemps ici, dans cette salle de classe vide.
Il n'a rien remarqué. Je souris. Timidement.

«C'est que ... ton opinion compte beaucoup pour moi alors je suis un peu nerveux ...»

Tiens, voilà autre chose. Je hoche la tête.
Crois-moi, tu n'es pas le seul dans ce cas, Alex Jordan.
Il se rapproche. Un peu plus près. Mon sourire est toujours présent. Je le fixe, plonge mes yeux dans les siens. Approche-toi, pitié, approche-toi. Allez. T'y es presque.

Il vaut mieux que je me taise et arrête de réfléchir. Etre, tout simplement. C'est facile, mes pensées sont obnubilées par lui.

Pour une fois que j'arrive à ne pas penser à autre chose.
Je n'ai pas peur. Je me sens incroyablement détendue. Comme si plus rien ne pouvait m'atteindre maintenant.
J'ai envie que ces secondes durent plus longtemps. Que le temps s'étire. Si seulement c'était possible.
Je donnerais n'importe-quoi pour qu'il...

Mon coeur bat la chamade.
Il dépose ses lèvres sur les miennes.

C'est tellement mieux que dans les films. Ou dans les livres.
Parce que c'est à moi que ça arrive, maintenant, pas dans un rêve ou dans ma fichue imagination.
Je ferme les yeux. Me sens bien, j'ai l'impression de m'envol...

«Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris...»
   
J'inspire profondément. J'esquisse un sourire. Faites qu'il comprenne. Mes yeux pétillent. Obligé. Je me retiens de pouffer. Il pourrait mal le prendre. Mais je suis tellement détendue que ça ne se voit même pas. Je peux tout faire. Surtout parler.

«Moi, je crois savoir», dis-je doucement.

Je chuchote. Comme si parler à voix haute pouvait faire voler la pièce en éclat.

«Tu m'aimes. Réel ou pas réel ?»

Ses lèvres rencontrent finalement les miennes. Une nouvelle fois. C'est la deuxième fois qu'on m'embrasse de toute ma vie et je lui réponds timidement, je ne sais pas vraiment comment faire. Je pense qu'il y a des choses qu'on devra apprendre ensemble. Et ensuite... On verra bien si le temps a envie de nous donner une chance.
J'ai envie que ce moment dure plus longtemps. Les papillons reviennent, cette fois le monstre qui rugissait dans mon ventre à chaque fois que je le voyais se met à ronronner consciencieusement. Je me sens bien mieux tout d'un coup.
Puis il rompt le contact. Il doit être aussi effrayé que moi par cette nouveauté qui s'offre à nous. Oui, ça fait peur, mais en même temps, c'est génial. Peut-être que sortir avec Alex me fera voir les jours qui suivent avec un autre regard.
En attendant, je le regarde avec des yeux brillants et un sourire en coin étire mes lèvres.
«Quelques fois les gestes ont plus d'importance que les mots ...»
Je hoche la tête, pensive. C'est exactement mon avis et je n'ai rien à dire de plus.
«C'est drôle, je n'aurai pas formulé ça autrement», dis-je d'une voix étrangement rauque.
Je me lève finalement, j'empoigne mon sac et le replace sur mon épaule. Il serait peut-être temps de sortir, je sature. Mais cette salle restera toujours dans mes souvenirs.
«Tu viens ? On ferait mieux de rentrer à la maison.»
Je lui tends une main timide, j'attends qu'il réagisse. Je ne sais pas comment il va répondre à ça mais... Je peux toujours tenter ma chance.